Nicolas Fagot

Entretien avec Melvin Edwards

Pourriez-vous nous raconter comment vous avez commencé votre pratique ? D’où vient votre intérêt pour la soudure ?

Melvin Edwards : Ma pratique de la soudure s’inscrit dans un long cheminement depuis l’enfance. Quand j’avais environ neuf ans, je suis allé pour la première fois dans un musée avec ma classe, à Dayton, dans l’Ohio. Je dessinais depuis tout petit, mais c’est la première fois dont je me souvienne avoir éprouvé un intérêt conscient pour l’art. Il y avait des esquisses qui m’ont fait comprendre qu’il n’était pas nécessaire que les dessins ressemblent exactement à ce qu’on voyait. Ce fut donc pour moi une introduction à l’abstraction. Quelques années plus tard, de retour au Texas, j’ai suivi un cours d’art à la Phillis Wheatley High School, l’un des trois lycées afro-américains de Houston à l’époque de la ségrégation. J’ai aussi pris un cours d’architecture. Cela signifiait que j’apprenais à dessiner à la fois dans une perspective artistique et technique. Et chez moi, je m’asseyais sur le toit de notre garage pour dessiner les maisons, les toits et les arbres du quartier. Tout cela s’est mêlé dans mon développement.

La sculpture est venue vers la fin de mes études. À cette époque, on pouvait aller dans un community college pour dix dollars le semestre. C’était donc économiquement accessible, et j’ai intégré un collège en Californie. Plus tard, j’ai été transféré à l’Université de Californie du Sud — une université privée avec des frais beaucoup plus élevés — grâce à une bourse de football américain. À un moment donné, je n’ai plus eu les moyens de continuer, alors j’ai quitté l’université et envoyé mon portfolio au Los Angeles County Art Institute, où l’on m’a offert une bourse complète. Là-bas, toustes les étudiant·es devaient suivre des cours de sculpture. Et en tant qu’étudiant boursier, l’un de mes emplois consistait à photographier les projets terminés des autres élèves.

En voyant ces œuvres, j’ai découvert le monde tridimensionnel. Mais je suis finalement retourné à l’Université de Californie du Sud, car le football me manquait, et lors de ma dernière année, j’ai vu un étudiant faire de la soudure. Curieux, je lui ai demandé de m’apprendre. Il a disposé six morceaux d’acier, m’a montré comment régler le gaz et l’oxygène, et comment assembler ces six pièces. Il m’a enseigné les bases, et à partir de là, j’ai tout appris moi-même sur la soudure de l’acier.

Nicolas Fagot

Qu’est-ce qui vous attirait dans l’acier ?

ME : C’était simplement un matériau avec lequel je pouvais travailler. J’expérimentais, j’essayais des choses pour moi-même. Je me demandais ce qui se passerait si je poussais plus loin, et j’ai fini par inventer des choses nouvelles dans le monde de l’art. Mais au début, ce n’était que de la curiosité. On peut souder le bronze, le cuivre, toute une variété d’autres métaux, mais l’acier est le plus fondamental. C’est là que mon intérêt s’est fixé depuis.

Pouvez-vous nous raconter l’histoire de la série des Lynch Fragments, qui occupe une place importante dans l’exposition ?

ME :Au début, je travaillais sur de très petites pièces. J’apprenais à manipuler et à assembler des formes qui, d’ordinaire, n’auraient pas été réunies. Les premières pièces étaient expérimentales et créatives, mais elles ne s’appelaient pas encore Lynch Fragments. Quand j’ai compris que mon travail se traçait un chemin propre, j’ai décidé d’utiliser un titre collectif pour le maintenir dans une direction personnelle, et l’éloigner de la critique formaliste*. À cette époque, le discours dominant du monde de l’art soutenait que l’art ne devait exister que pour lui-même, qu’il s’agissait d’une création purement formelle. Certains penseurs comme Clement Greenberg étaient très influents sur ce point. Mais je sentais que la dynamique de mes œuvres était liée à la réalité sociale et politique que ma famille et moi avions vécue. Je me suis donc dit que j’appellerai ces œuvres Lynch Fragments. C’était le titre le plus symbolique pour évoquer cette réalité et cette expérience : le lynchage de personnes innocentes, tuées uniquement pour des raisons raciales. Cela dit, chaque pièce avait aussi son propre titre individuel.

Par exemple, la pièce Some Bright Morning fait référence à un article que j’ai lu à propos d’une communauté afro-américaine menacée par la communauté blanche environnante parce qu’elle était jugée « trop indépendante ». La menace disait : « Si vous ne changez pas, un beau matin, nous viendrons nous occuper de vous. » Et un matin, ils sont venus, mais les habitant·es s’étaient préparé·es et ont réussi à se défendre. C’est la raison de ce titre. J’ai ensuite décidé que, quel que soit le nom des pièces individuelles, elles seraient de cette dimension-là et accrochées au mur à hauteur des yeux, comme face à un visage.

Vous expérimentez aussi avec la cinétique*. Pouvez-vous nous en dire plus ?

ME : Concernant l’idée de cinétique et de mouvement, la première œuvre que j’ai réalisée dans ce domaine s’intitule Homage to Coco. Coco — Corrine Anderson de son vrai nom — était la mère de mon père. Elle était couturière et fabriquait de magnifiques édredons. J’étais donc familier de ce type de confection. Ce n’était pas le monde de l’art, mais cela relevait tout de même de la couleur et de la forme. Je me souviens aussi de la machine à coudre de ma grand-mère. C’était un modèle mécanique qu’il fallait actionner avec les pieds. Je dirais que c’était une machine à coudre cinétique.

En 1965, la Dwan Gallery de Los Angeles a reçu un ensemble de machines cinétiques de l’artiste Jean Tinguely. Ils cherchaient quelqu’un pour les faire fonctionner pour une exposition, et mon voisin, qui travaillait pour eux, m’a recommandé. La vérité, c’est que je n’étais pas très bricoleur. Je pouvais réparer mon vélo, mais pas plus. Quoi qu’il en soit, j’ai travaillé sur ces machines et j’ai fait fonctionner toute l’exposition. Cela m’a donné une compréhension pratique de la sculpture cinétique, mais il y avait aussi des exemples historiques, comme l’artiste Alexander Calder.

Et quand j’ai voulu relever le défi de la cinétique, j’ai utilisé le principe de la machine à coudre de ma grand-mère. J’ai découpé un cercle en deux moitiés formant deux éléments oscillants. J’en ai fait de nombreuses variations, en répartissant les poids différemment pour que le balancement soit plus ou moins rapide quand on les met en mouvement. La première sculpture cinétique que j’ai réalisée était très grande, peinte uniformément en rouge. Elle était reliée par des chaînes d’un côté à l’autre. L’ajout des chaînes faisait que lorsqu’elle bougeait, ces chaînes ayant une gravité différente de celle de la structure qu’elles soutenaient, cela amplifiait ou synchronisait le balancement. Et vous savez, certaines personnes qui parlent encore de mon travail n’ont toujours pas compris ce mécanisme !

Ce que je cherchais à atteindre, une fois que je me suis davantage consacré à la sculpture, c’était une variété de dynamiques dont je pouvais m’inspirer. Dans cette pièce où nous sommes, je vois quelque chose qui a toujours été présent dans ma pensée, mais qui ne figure pas directement dans mon travail. Il y a une fleur sur le mur, appelée oiseau de paradis. C’était la fleur préférée de ma tante. À Los Angeles, où j’apprenais à peindre, elles poussaient partout. Donc, chaque fois que j’en vois une, cela me ramène à ma tante, à l’art, à tout cela. Et si vous connaissez l’histoire du jazz, l’un des musiciens les plus créatifs était Charlie Parker, également appelé « Bird » [l’oiseau]. L’une de ses compositions majeures s’intitule Bird of Paradise [oiseau de paradis]. Donc, vous voyez, les connexions ne sont pas linéaires ; elles se tissent à travers différentes dimensions auxquelles je reviens. C’est vraiment ce que vous développez conceptuellement dans votre propre réflexion. Cela peut s’accorder avec les dynamiques du monde de l’art ou bien venir d’ailleurs. Tout cela a sa place dans l’univers.

Sans titre, c. 1974. Aquarelle et encre sur papier. 29 1/2 x 36 1/4 in (74,9 x 92,1 cm). Courtesy Alexander Gray Associates, New York; Stephen Friedman Gallery, London; Galerie Buchholz, Berlin. © Melvin Edwards / ADAGP, Paris, 2025

En ce qui concerne votre intérêt pour le métal, comment vos expériences en Afrique de l’Ouest ont-elles inspiré votre pratique ?

ME : Quand je suis allé en Afrique dans les années 1970, j’avais déjà eu des expositions dans des musées, et mon travail était assez abouti. Donc je ne suis pas sûr que cela ait influencé la mécanique de ma pratique, mais je vais revenir à un lien que je connais — même si je ne peux pas dire que c’est une influence directe. Vers 1976, ma mère est allée rendre visite à son oncle, qui travaillait dans l’industrie automobile à Detroit. Dans ces origines américaines, cette partie de la famille venait d’Alabama, où elle vivait dans des plantations à l’époque de l’esclavage. On disait qu’il y avait dans le groupe d’esclaves un homme déjà formé comme forgeron. On ne sait pas de quel endroit ou de quel peuple d’Afrique il venait, mais nous savons que le travail qu’il effectuait dans la plantation avait un rapport avec le métal. L’acier est un matériau utilisé depuis des millénaires dans des cultures du monde entier. C’est une réalité absolue. Si vous étudiez la géologie, vous verrez qu’en tout lieu, les humains ont trouvé des moyens de fondre l’acier, le cuivre, l’argent ou l’or. Et jusqu’à ce qu’on les transforme, ce n’est au fond que de la terre dans le sol, vous voyez ? Mais les êtres humains ont très tôt compris comment changer la matière comme ils le souhaitent grâce à la technologie. Presque toutes les cultures ont à un moment donné utilisé le feu pour changer la composition des matériaux du solide au liquide, de la poudre à autre chose, etc. Et à l’époque moderne, au 20e siècle, tout a été mécanisé, ce qui a multiplié les quantités et transformé les qualités. Par exemple, l’acier inoxydable est une invention scientifique aujourd’hui présente dans le monde entier. Je ne sais pas comment le dire, mais la technologie dans les mains des êtres humains évolue très vite. Je dis vite car quelque chose pourrait prendre mille ans, mais dans l’histoire de l’humanité, mille ans ce n’est pas grand-chose.

L’hommage occupe une place centrale dans votre œuvre. Pouvez-vous nous dire comment votre relation avec des écrivains et penseurs tels que Léon-Gontran Damas s’articule avec votre travail ?

ME : J’ai rencontré Léon-Gontran Damas en octobre 1969. Il est venu à New York, et nous avons organisé une fête pour lui permettre de rencontrer d’autres artistes chez ma partenaire Jayne Cortez. Je savais très peu de choses sur lui mais nous sommes tout de suite sentis bien ensemble. Il se trouve aussi que j’avais une voiture, donc je lui ai fait visiter la ville, et nous sommes devenus de bons amis. Nous avions tellement de choses intéressantes à nous dire.

J’ai commencé le projet de sculpture quand sa maison à Cayenne a été détruite par un incendie. C’était une maison historique qu’il voulait reconstruire. Mais il était malade et est décédé avant d’en avoir eu la possibilité. Comme il m’avait demandé de réaliser une sculpture pour en quelque sorte la commémorer, j’ai voulu, selon ma propre sensibilité, concevoir une pièce qui exprime mon engagement envers cette idée.

S’il y a quelque chose de symbolique dans son apparence, cela réside dans sa forme. L’œuvre est conçue pour être placée de manière à ce qu’en regardant à travers l’ouverture, on voie le soleil —se levant à l’est, en Afrique, et se couchant à l’ouest, en Amérique du Sud. Jeune adulte, Damas avait mené des recherches anthropologiques, au cœur de l’Amérique du Sud, sur les cultures des peuples autochtones. Lui-même, d’origine africaine, avait été formé en Martinique puis en France, incarnant ces dynamiques internationales. On a souvent tendance à considérer les échanges culturels à travers le prisme de l’histoire européenne — ce qu’on appelle « l’histoire mondiale », bien qu’il s’agisse d’une histoire façonnée par la pensée européenne. D’un autre point de vue — disons, si vous avez grandi en Chine —,la vision serait très différente.

Mais en tout cas, l’histoire et la science sont bien présentes si on y prête attention. La culture fait partie de chacun de nous. J’ai toujours eu un grand intérêt pour la musique, même si je n’ai jamais été musicien moi-même. Et j’ai vu la même créativité dans le son que dans la tridimensionnalité, dans la couleur, dans l’observation de la nature et dans l’art de combiner ces éléments à sa manière. Vous savez, votre propre innovation, la création de votre propre langage visuel ou culturel, je pense que cela fait partie de notre responsabilité. En d’autres termes, nous sommes des êtres humains dans ce monde, essayant de faire quelque chose — et, espérons-le, quelque chose de positif.

Notes de bas de page

*Formalisme : Courant de pensée survenu dans l’après-guerre, le formalisme pense que la valeur de l’art réside dans ses qualités propres (forme, couleur, texture). Pas de place pour les émotions ou les histoires à rallonge, le formalisme, c’est centrer l’art sur son langage visuel. L’œuvre se doit donc d’être pure, abstraite et autonome, sans dépendre d’un récit. Autrement dit : à fond la forme !

*Art cinétique : L’art cinétique prend son essor au début du 20e siècle et désigne les oeuvres en mouvement…ou qui en donnent furieusement l’illusion. Lumières, couleurs, mécanismes, jeux de perception : tout est bon pour tromper l’oeil. Parmi les stars du genre, on trouve Alexandre Calder et ses mobiles qui refusent obstinément de tomber ou Jesús-Rafael Soto et ses trompe-l’oeil lumineux.